La Faux (1993)

« LA FAUX DE RENE-VICTOR PILHES L’IMPRECATEUR EST DE RETOUR »

L’imprécateur est de retour
René-Victor Pilhes est un écrivain du délire. Il n’aime rien tant que les débordements. Avant «L’Imprécateur», portrait-charge d’une société fondée sur les rapports d’argent, il avait déjà publié «La Rhubarbe» et «Le Loum», deux romans dans lesquels se manifestait son goût pour l’excès – paradoxalement très organisé dans une écriture correspondant à cette logique-là – et sa révolte. Il précise maintenant qu’il est habité par une double révolte: Contre ceux qui m’ont mis au monde sans assumer leur responsabilité, et contre la médiocrité de cette fin de siècle où la technologie est aux mains de gens minables.

Voià qui est clair, et qui explique parfaitement «La Faux». En effet, ce roman est né de deux choses. D’une part, une soudaine prise de conscience de la réalité de la mort, après la disparition de deux proches. À la naissance, on nous vole, à nous, bâtards, la moitié de nos morts, explique Pilhes. Donc, j’ai été peu habitué au deuil. Et, quand c’est arrivé, cela a perturbé mes projets littéraires.

Il se fait qu’à cette époque-là, chez lui, en Ariège, il avait acheté une faux pour couper les orties. La portée symbolique de cet objet ne lui avait évidemment pas échappé et, confronté à ce sujet grave qu’est la mort, il a trouvé un thème à developper, dans le cadre de son autre préoccupation majeure qui touche au monde de la finance. Coïncidence encore, à l’en croire: J’ai appris la mort d’un personnage considérable qui avait continué à diriger ses affaires du lit d’hôpital où il se mourait d’un cancer, et tout ça m’a donné l’idée d’une fantasmagorie. J’ai donc transporté ce personnage dans mon univers, j’ai battu le rappel de tous mes réservistes, et j’ai, d’une certaine manière, retrouvé l’inspiration de mes débuts.

René-Victor Pilhes a bien fait de suivre ce chemin-là, qui le replaçait à l’ombre du Loum, cette colline phallique et purulente dont il a fait le décor de quelques-uns de ses fantasmes. Il lui a fourni, ici, la vision de grandes scènes extraordinaires, au cours desquelles le grand patron d’un groupe géant, un des meilleurs financiers de son temps, replonge dans son passé pour réapprendre les gestes de ses ancêtres. Il s’appelle, ce gouverneur au ventre pourri de l’intérieur, Faucheur-Quitus, et rien de cela ne relève du hasard. La révolte et le délire n’empêchent pas René-Victor Pilhes de maîtriser le terrain sur lequel il se place, ce terrain fût-il très glissant. Pilhes s’étonne – faux naïf? – que certains lecteurs trouvent de la tendresse dans son roman quand d’autres l’interprètent comme une charge brutale contre la classe dirigeante. C’est qu’il y a tout cela en même temps, grâce à un narrateur dont la fonction est double. Du vivant du gouverneur, il a été chargé par celui-ci d’être son chef de cabinet. Après sa mort, il se sent l’obligation de rapporter les faits auxquels il a assisté.

Ajas Marcellin est parfait dans ce rôle d’intermédiaire entre l’auteur et le lecteur. Il nous révèle les secrets de cette histoire dans l’ordre où il les a découverts, et nous sommes donc conviés à frôler les hauteurs de la grande finance en même temps que les gouffres où elle s’abîme quand la mort menace de faire son oeuvre. Divertissant et grave, «La Faux» est un régal littéraire.
PIERRE MAURY

Article publié dans Le Soir le 19 octobre 1993, sous la plume Pierre  Maury.

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